Voici la traduction d’un essai de Lyla June, auteure et militante d’ascendance diné (Navajo) et européenne (son morceau « All Nations Rise » a fait le tour du globe) . Il fut initialement publié sur sa page Facebook sous le titre « How humanity fell in love with itself once again » (Comment l’humanité est retombée amoureuse d’elle-même).
Je passe beaucoup de temps à honorer et à invoquer mes ancêtres amérindiens. Je suis tout à fait consciente que le peuple de mon père détient également une médecine digne de respect. Certains de ses ancêtres viennent de la Grande Terre Sacrée d’Europe.
On m’a traitée de métisse. On m’a traitée de bâtarde. D’impure. On m’a dit que mon sang mêlé était un fléau. Que c’était une malédiction d’avoir pour mère une Indienne et pour père un cow-boy.
Mais un jour, alors que j’étais assise dans la hutte de cérémonie du peuple de ma mère, une merveilleuse révélation s’est posé délicatement dans mon cœur. Elle a insufflé en moi un chant que j’entends encore aujourd’hui. Ce chant était tissé des voix de mes grands-mères et de mes grands-pères européens. Et leurs chants sont faits d’amour.
Ils m’ont chanté leur vie d’avant les chasses aux sorcières et d’avant les croisades. Ils m’ont parlé d’une époque avant les serfs et les dîmes romaines. Ils m’ont parlé d’une époque avant la peste, avant les Médicis, avant la guillotine, une époque avant que leur peuple ne soit anéanti ou asservi par des forces obscures. Ils m’ont parlé d’une époque avant que la langue anglaise n’existe. Une époque que la plupart d’entre nous ont oubliée.
Ces grands-mères et ces grands-pères ont posé l’antique médecine de la pierre bleue galloise sur mon cœur endolori. Leurs chants dansaient comme la lumière vacillante des feux dans les cavernes de Toscane. Leurs rires joyeux résonnaient comme les vagues de la Baltique sur les côtes scandinaves. Ils ont insufflé des mondes dans mon esprit comme le vent balaye la neige sur les crêtes des Alpes. Ils m’ont montré le monde vaste et splendide de l’Europe autochtone. Ce monde précieux ne se trouve dans pratiquement aucune littérature, mais il vit tranquillement en nous comme un rêve dont nous nous souvenons à peine.
Pendant cette rencontre, mon regard était plongé dans les flammes du foyer de notre hogan Diné. Ces voix de l’antique Europe chuchotaient à mon cœur pour que je comprenne. « Tu vois, nos chants ne sont pas si différents de vos chants Diné », semblaient-elles dire en souriant.
À ce moment-là, au moment où j’ai reconnu pour la première fois la beauté de mes ancêtres européens et me suis connectée à eux, je n’ai pu m’empêcher de pleurer tout mon saoul. C’étaient de ces pleurs confus, dégoulinants et tremblants qui inondent le visage de joie et de tristesse. C’étaient les pleurs d’une femme qui rencontrait sa grand-mère pour la première fois. Je m’étais toujours demandée où elle était. À quoi elle ressemblait. A quoi ressemblait sa voix. Qui elle était. Et maintenant, pour la première fois, je pouvais sentir ses mains délicates caresser mes cheveux pendant qu’elle me disait qu’elle m’aimait. J’ai pleuré, pleuré et pleuré encore.
Il y avait aussi des larmes de regret. Toute ma vie, on m’avait appris à cacher mon « côté » européen. Tout ce que je savais, c’est que mon père venait de Dallas et que je n’avais rien besoin de savoir d’autre. On m’avait appris à oublier ces mères et ces pères à la peau pâle. On m’avait appris qu’ils avaient de la violence dans leur sang et de l’avarice dans leur sourire. On m’avait appris qu’ils étaient des ordures. On m’avait appris qu’il n’y avait nul besoin de poser des questions à leur sujet ou de penser à eux. Chaque fois que j’écrivais ma race sur des documents officiels, comme on me l’avait appris, je ne mentionnais qu’“Amérindienne“.
Mais là, pendant que des milliers d’ancêtres européens tournoyaient autour de moi et rassuraient mon cœur affolé, j’ai regretté de ne pas les avoir honorés plus tôt. J’ai regretté de les avoir reniés. J’ai regretté de ne pas avoir vu plus tôt à quel point ils étaient beaux. J’ai regretté de ne pas avoir traversé la fine couche temporelle qui constitue la majeure partie de ce que nous concevons de l’Europe. J’ai regretté de ne pas avoir eu conscience de l’époque où les Européens autochtones étaient profondément liés à la terre et à la parenté avec toute chose. Mentalement, je leur ai dit que j’étais tellement, tellement navrée de les avoir abandonnés. Mais, bien sûr, peu leur importait. Ils m’ont seulement serrée plus fort dans leurs bras et m’ont assurée qu’ils seraient avec moi jusqu’au bout.
La douceur de cette précieuse expérience m’a changée à tout jamais. Je crois aujourd’hui que si nous n’aimons pas totalement nos ancêtres, alors nous ne savons pas vraiment qui ils sont. Par exemple, je me sens extrêmement offensée quand les gens traitent les Amérindiens « d’ivrognes bons à rien ». Parce qu’en disant cela, les gens ne tiennent pas compte des siècles pendant lesquels les Amérindiens ont subi des tentatives de génocide, des viols et des intoxications diverses. Ils ne voient pas la beauté de ce que nous étions avant d’être agressés. Et maintenant, je me sens offensée quand les gens traitent les descendants d’européens de « pèlerins privilégiés bons à rien ». Parce qu’en disant cela, les gens ne tiennent pas compte des milliers d’années pendant lesquelles les peuples européens ont été violés, torturés et réduits en esclavage. Ils ne comprennent pas la beauté de ce que nous étions avant d’être agressés. Ils ne comprennent pas que même si nous sommes dotés du libre arbitre et de la capacité de choisir notre mode de vie, il est extrêmement difficile de surmonter les traumatismes intergénérationnels. Ce qui se passe pendant les années qui nous forgent et ce que nos parents nous enseignent pendant ce temps peuvent être des tendances très difficiles à inverser.
On estime que 8 à 9 millions de femmes européennes furent brûlées vives, noyées, démembrées vivantes, battues, violées et torturées en tant que « sorcières ». Pour moi il est évident que ces femmes n’étaient pas des sorcières, mais les guérisseuses de la vieille Europe. C’étaient les femmes qui connaissaient les herbes médicinales, celles qui priaient avec les pierres, celles qui transmettaient les chants sacrés, celles qui m’ont chuchoté à l’oreille cette nuit-là dans le hogan. Cette guerre totale contre les femmes autochtones européennes, leur a non seulement causé beaucoup de tort et de souffrances, mais a profondément marqué les hommes qui les aimaient; leurs maris, leurs fils et leurs frères. Un homme est saisi de folie quand il voit les femmes de sa famille se faire brûler vives. Si les hommes répondent à cette haine par de la haine, la haine se transmet. Et qui peut les en blâmer ? Si la paix et l’amour sont la bonne réponse face à la haine, ce n’est certainement pas la réponse la plus facile.
Les cultures autochtones d’Europe ont également subi une assimilation forcée par l’Empire romain et d’autres forces hégémoniques. En fait, il y a encore seulement quelques dizaines d’années, on suspendait au cou de tout enfant gallois surpris à parler gallois un bloc de bois sur lequel était inscrit les lettres « WN », pour « Welsh not » (ne pas parler gallois). Ce genre d’humiliation publique paraîtra bien familière aux lecteurs Amérindiens qui ont fréquenté les internats américains.
De plus, nos ancêtres autochtones européens ont du faire face à d’épouvantables épidémies aux proportions bibliques. Dans les années 1300, deux tiers des autochtones européens disparurent de la surface de la terre. La peste noire, ou peste bubonique, ravagea des villages entiers sous le coup d’énormes abcès lymphatiques qui se gonflaient de pus jusqu’à éclater. Cela ne vous rappelle rien ?
Les parallèles entre le génocide des autochtones européens et celui des Amérindiens sont étonnants. Je suis stupéfaite de constater que de plus en plus de personnes ne voient pas que nous sommes les mêmes peuples ayant subi la même agression spirituelle. La seule différence entre l’histoire rouge et l’histoire blanche est que nous en sommes à des stades différents du processus de guerre spirituelle. Les Amérindiens ne sont devenus que récemment ce qu’ils ne sont pas. Ils n’ont commencé que récemment à succomber aux tentations de la drogue, de l’alcool, du jeu, de l’autodestruction et de la destruction d’autrui. Tout comme certains Amérindiens ont été déformés et tordus par tous ces siècles d’abus, les survivants du génocide européen l’ont été aussi. À mes yeux, les deux sont totalement pardonnables.
Je vois maintenant que j’ai un double devoir. Je dois non seulement honorer et revivifier ma culture Diné, mais aussi celle de mes ancêtres européens. Cette ancienne culture autochtone européenne est tout aussi belle que la culture amérindienne et fut tout aussi tragiquement assassinée et cachée des livres d’histoire.
Et c’est ainsi que, quelques années plus tard, avec dans mes bagages cette compréhension nouvelle, je me suis rendue en Europe. J’ai escaladé une magnifique montagne en Suisse pour voir si j’entendais le vent chuchoter les échos de chants de cérémonie. J’ai marché sur cette terre, guidée par les murmures des grands-mères et des grands-pères. J’ai arraché une mèche des mes cheveux épais et je l’ai déposée en offrande sur la Terre, encore humide de la rosée du matin. Je me suis promenée dans les forêts, émerveillée devant ces nouveaux paysages et ces nouvelles odeurs. Et j’ai vu poindre des visions de villages d’antan. Et ils étaient habités par des Peuples de la Terre vivant en communautés harmonieuses. Et leur musique était belle.
Quand le soleil s’est couché, je me suis laissée tomber sur l’herbe et j’ai regardé le ciel. À l’époque, je vivais une séparation très douloureuse d’avec une personne que j’aimais. À ma grande surprise, j’ai eu l’impression que la Terre aspirait en elle toute la douleur que je portais pour la transformer en beauté. Le ciel lui me disait que je n’avais pas besoin de m’inquiéter, que je serais de nouveau heureuse un jour. Ce jour-là, la Terre et le ciel m’ont guérie d’un grand poids que j’avais porté pendant des mois. C’était des retrouvailles tout à fait spéciales avec les montagnes de mes aïeules.
Cette expérience des montagnes m’a marquée : la Grande Terre Sacrée d’Europe est toujours bel et bien vivante et elle attend le retour de ses enfants ! Elle attend que nous lui demandions des chants pour que nous puissions les lui chanter à nouveau. Elle attend que nous labourions la surface du temps pour creuser au delà de la naissance de Jésus Christ, au temps où nos langues prospéraient et où nos pieds embrassaient en dansant la surface de la Terre. Elle attend. Elle attend que nous nous souvenions de qui nous sommes. Si vous portez cette ascendance, ou toute autre ascendance oubliée, je vous demande de vous joindre à moi dans cette prière pour nous rappeler qui nous sommes. J’ai l’impression que cette prière va guérir le monde entier.
En 2009, des archéologues sont tombés sur une effigie féminine enterrée en Allemagne que l’on croit être la déesse de la terre. La datation carbone a montré que cette divinité d’argile fut modelée par des mains européennes il y a 40 000 ans. Il y a 40 000 ans. Voilà l’époque vers laquelle elle veut nous inviter. Voilà le monde dont elle espère que nous nous souviendrons : celui où l’homme et la femme tenaient la terre au creux de leurs mains, conscients de la valeur et du caractère sacré des femmes et de la Terre Mère. C’est le monde qui coule encore dans nos veines, même si on ne ne l’entend plus. Grâce à la prière, on peut apprendre à l’entendre à nouveau.
Quand je compare cette culture européenne autochtone, reliée à la terre, à la psychose des bûchers de sorcières du premier et du deuxième millénaire, je ne peux m’empêcher de me demander quand et comment cette culture égalitaire, proche de la terre et respectueuse des femmes, est devenue la culture conquérante, coloniale et génocidaire qui a échoué sur les côtes américaines. Se pourrait-il que nos chers ancêtres autochtones européens aient été violés et torturés pendant tant de milliers d’années qu’ils en aient oublié qui ils étaient ? Se pourrait-il qu’ils aient vécu sous une oppression telle et pendant si longtemps qu’ils ne connaissaient que la conquête ou le fait d’être conquis ? Oui, je le crois.
Notre devoir consiste à ébranler cette amnésie. De ne pas avoir honte de notre européanité, mais de nous réapproprier nos magnifiques grand-mères, de nous réapproprier nos vénérables grands-pères, de nous réapproprier nos langues perdues, nos cérémonies perdues, nos patries perdues et de nous réunifier avec la Grande Terre sacrée d’Europe. La diaspora européenne est répartie dans le monde entier, à la recherche sur toute la planète de quelque chose qui se trouve à l’intérieur de chacun. Je vous promets que vous l’entendrez quand vous gravirez les montagnes de Suisse ! D’Écosse ! De Toscane ! De Hongrie ! Du Portugal ! De la Grande Terre Sacrée d’Europe ! Ce n’est pas parce que des choses terribles se sont produites en son sein qu’elle est mauvaise.
Notre devoir est d’honorer nos ancêtres, même ceux qui ont cédé sous le poids de l’annihilation systématique et sont devenus eux-mêmes des conquérants. Notre devoir est de nous souvenir que nous sommes ces beaux Peuples de la Terre. Ceux dont l’amour et les prières étaient si puissants qu’ils pouvaient porter des monolithes en pierre bleue de 25 tonnes sur des kilomètres et des kilomètres et construire le lieu sacré de prière que l’on connait sous le nom de Stonehenge. Voilà ce que nous sommes. Lorsque l’on s’en souvient, la guérison de nos lignées s’accomplit. Lorsque l’on s’en souvient, on n’a plus besoin d’emprunter des pratiques spirituelles à d’autres cultures (bien que cela puisse être très utile lorsqu’il n’y a rien d’autre à quoi se raccrocher). Lorsque l’on s’en souvient, on se rappelle que les destins de tous les êtres sont liés au nôtre. Lorsque je me suis souvenue de cela, j’ai rencontré la plénitude – je n’étais plus une métisse, mais la fille de deux grandes lignées, de deux grandes rivières qui se sont entremêlées pour accoucher d’une précieuse enfant.
Voilà l’histoire de comment j’ai trouvé la complétude. Certains jours, j’ai l’impression que le feu et l’eau m’habitent. Ils dansent et tourbillonnent l’un autour de l’autre. Le matin, quand je me réveille, chacun s’incline devant l’autre et ils s’honorent comme des égaux, honorent leur beauté. Quand je m’endors le soir, ils se souhaitent de faire de beaux rêves. Ils m’enseignent ce qui aurait pu se passer lorsque Christophe Colomb posa le pied sur les rives de Taino : la rencontre de deux frères séparés depuis très longtemps, qui s’étreignent et célèbrent leur culture unique respective. Ils m’enseignent la manière dont les choses peuvent se passer pour nos enfants à l’avenir.
Car n’est-ce pas ce qui compte le plus ? Non pas la façon dont l’histoire se déroule… mais la façon dont elle se termine. Chacun et chacune d’entre nous dispose d’une plume. Co-signons une histoire qui raconte comment l’humanité est retombée amoureuse d’elle-même et de sa Terre Mère.
Pour aller plus loin, deux ressources en anglais:
– Le cours et/ou le livre Ancestral Medecine de Daniel Foor.
– L’épisode ‘Animism is normative consciousness‘ du podcast The Emerald.
Effectivement, très beau texte. La source d’origine était et demeure sans frontière.
Merci beaucoup pour la traduction de cette formidable lettre. Une invitation à la réflexion sur notre passé collectif. Un lien tissé avec nos ancêtre ou comment chérir nos mémoires et combattre l oubli, les oubliés
texte qui résonne profondément en moi et porte sa part de vérité…j’en sens toute la justesse, la vibration de ce passé oublié, la partie qui vibre avec le vivant en moi…même s’il est teinté d’un « romantisme » historique, d’une nostalgie d’un eden perdu qui, je pense, n’a pas vraiment existé…
merci Marianne…gratitude…
Merci pour ton petit mot Yves. Si tu veux avoir des idées plus précises sur les ancêtres et le ‘romantisme’, il y a ce podcast: https://www.buzzsprout.com/317042/2754847-reimagining-our-ancestors-a-dive-into-the-paleolithic-heart-and-mind
Merci infiniment pour la diffusion en français de ce magnifique message
Je suis, comme celles et ceux à qui je l l’ai transféré , touché
Résonnance quant à la réappropriation de nos ancêtres, notre culture millénaire
Tout est là et ne demande qu’ à s ouvrir à notre être
Gratitude
Vianney