Il y a quelques jours je cherchais l’inspiration pour écrire un article qui flotte dans mes doigts depuis trop longtemps. Je suis allée rendre visite au caroubier au pied duquel j’ai établi mon « sit spot », ma « place médecine » comme disent les enseignants 8 Shields.
À grands coups de pédales je file le long du chemin de terre qui quitte la route et traverse les champs d’orangers. Tout de suite, à ma gauche, la surprise:
Des rangées d’arbres têtes en bas. Leurs racines terreuses entremêlées en l’air, les branches en feuilles et fleurs dont les effluves inondent le paysage, écrasées au sol. Je ralentis. C’est seulement là que je perçois le bruit et le long bras d’une pelleteuse qui se lève.
Deux rangées abattues, une rangée maintenue, deux rangées abattues, une rangée maintenue. On fait de la place, sans doute pour des avocatiers. Une culture intensive après l’autre…
Quelques coups de pédales plus loin, je me gare et monte vers mon caroubier qui s’élève à mi hauteur d’une colline. Je contourne lentement sa corolle en ramassant quelques fleurs de trèfles en guise d’offrande.
Et mon salut mue en cri de surprise.
J’ai choisi le pied de cet arbre après plusieurs essais. Je voulais un coin plus sauvage qu’un jardin ou un champ et favorable à l’observation des oiseaux. Les caroubiers taillés font un bel abri contre le soleil avec leur grande envergure en ombrelle autour d’un tronc dont on maîtrise la hauteur.
Sa particularité ne m’a pas sauté aux yeux tout de suite, mais un jour que je le regardais d’un autre angle, j’ai remarqué que son tronc central amputé plusieurs fois évoque une silhouette semi-humaine debout, main gauche nonchalamment dans la poche, et main droite posée sur le genou, gantée d’une gueule de dragon. Autour de cette figure émergent du bois de multiples visages. Cette multiplicité me rappelle la rencontre sous ayahuasca d’une chimère; froufrou d’ailes autour d’un œil de rapace.
Prenant pour acquis depuis que l’arbre est habité, j’ai commencé à faire connaissance. Comme je l’ai appris je me suis présentée à voix haute, citant d’où je venais, mes parents et grands-parents, mon lieu de naissance et pourquoi j’étais là.
Après ce genre de protocole, j’entre souvent dans un espèce d’inconfort car j’entends rarement de réponse et une part de moi me trouve un peu stupide, me raconte que je ne fais que projeter une conscience sur quelque chose d’inanimé.
Inanimé.
Sans âme quoi.
C’est à cause de ce doute que j’ai lors des visites suivantes omis d’amener des rubans que je voulais accrocher à ses branches. Pour l’honorer me disais-je, mais plutôt pour en faire en quelque sorte « mon » arbre sacré comme le font les Japonais (appropriation, quand tu nous tient…).
Le doute c’est celui qui se demande si j’ai rencontré une véritable personne, avec une conscience et une volonté propre. Il me souffle: tu vis dans ton propre Disneyland ma chérie.
Et moi je persiste, car je sais le monde dans lequel je veux vivre, celui où la planète est « peuplée de personnes, dont certaines seulement sont humaines » (l’animisme selon Graham Harvey).
L’indéniable, c’est qu’à présent que je vois-perçois un être, il me touche. Je sens « quelqu’un » et je change de comportement. Je demande si je peux m’assoir à ses pieds et j’écoute dans mon corps ce qui ressemblerait à une permission. Le doute, là encore surgit. L’inconfort. Et une peur d’offenser ce que je ne perçois pas tout à fait mais dont j’ai tant lu la vérité racontée par d’autres. Peur que je refuse d’explorer car elle ouvrirait un peu plus grand la porte de la croyance que j’ai vraiment quelqu’un en face de moi. Je résiste encore à la magie à laquelle j’aspire.
Et mon salut mue en cri de surprise.
L’être-dans-le-tronc est tout entier tendu dans la direction d’où j’arrive, le cœur fendu. Évidence: son attention est absorbée par le déracinement en cours. Je sens une détresse, une tristesse de vieil indien, de la fatigue devant la perte de tous ces compagnons sur lesquels il veillait.
Cette émotion est la sienne-mienne. En comparaison ma propre réaction à vélo était bien plus ténue.
Un chant monte spontanément et je l’offre jusqu’à ce qu’il s’éteigne de lui-même.
Les fleurs de trèfle étoilées trouvent chacune leur place dans les anfractuosités du tronc. Puis, la main sur le bras de cette présence, tournée comme elle vers le champ d’oranger qui souffre, je suis toute entière dans cet instant. En gros plan dans ma conscience, la délicatesse du trèfle posé sur le chaos des feuilles fanées remplit ma poitrine, comme un espace de résistance. En moi/Dans le tout.
Nous ne sortirons pas de la crise civilisationnelle et planétaire que nous traversons par la science, la technologie, la politique, la psychologie seules.
Nous n’en sortirons pas seuls.
Et l’humain actuel n’en sortira pas en fait.
Nous devons muter.
Nous devons nous souvenir et oublier.
Nous devons nous relier aux forces qui modèlent la réalité à nos côtés et faire appel à elles.
Je le sais parce que le futur me parle à travers tous mes émerveillements.
Allies are plentiful but untapped.
Make poetic pleas.
Make and keep promises.
Restore faith and trust.
(Message reçu par Schuyler Brown)