La lisière sauvage du chagrin

Deux ans que je suis en Algarve, et j’ai toujours vu ce buisson d’épineux irrémédiablement sec et prompt à s’accrocher à tout ce qui passe à sa portée (agaçant: à quoi sert-il donc ?). Or voilà qu’au moment où je traverse un nouveau deuil, je le découvre recouvert de bourgeons et de fleurs délicates ! Le chagrin ouvre le regard, comme le détaille Francis Weller dans The Wild Edge of Sorrow, dont je rassemble ici quelques extraits traduits.

« Le deuil n’est jamais bien loin de notre conscience. Il survient de multiples façons. C’est l’angoisse qui cueille au réveil. La mélancolie qui ternit nos journées. La réalisation du passage irrémédiable du temps, de nos jours qui se vident peu à peu. La douleur aigüe qui surgit quand nous perdons un proche : parent, conjoint, enfant, animal de compagnie. L’affliction qui s’empare de nous quand les circonstances de nos vies sont brisées par l’inattendu : le téléphone qui sonne avec le résultat d’une biopsie, se retrouver au chômage sans savoir comment subvenir aux besoins de sa famille, le compagnon qui décide un beau jour que le mariage est terminé. Le sol se dérobe sous nos pieds et nous basculons. Le deuil recouvre notre vie, nous rapproche de la terre, nous rappelle que nous irons inévitablement rejoindre l’humus. Le chagrin nous terrasse, nous emmène sous la surface du monde, où apparaissent des ombres et des images étranges.

Nous n’évoluons plus dans notre existence diurne, lumineuse. Le deuil perfore la solidité de notre monde, fait voler en éclat les certitudes, les paysages familiers et les destinations connues. Le temps d’une respiration, tout cela peut être, sera bousculé par une perte inattendue. Là, tout se meut plus lentement : le temps, le corps, la pensée.

Le deuil donne l’impression qu’il durera toujours. Cela nous terrorise. Nous craignons de finir nos jours dans cette demeure du chagrin, que chaque jour soit dorénavant assombri par le fardeau de la tristesse. Nous marchons au ralenti sans destination précise. Heureusement, le chagrin sait où nous emmener : nous sommes en pèlerinage vers notre âme.

Ce n’est pas facile d’honorer la descente dans une culture qui valorise l’ascension par-dessus tout. Nous aimons ce qui grimpe : bourse, PIB, profits. Nous devenons anxieux quand quelque chose baisse. Même en psychologie, il existe un biais de départ vers l’amélioration, vers le fait d’aller de mieux en mieux, de s’élever au-dessus de nos problématiques. Nous chérissons le progrès et l’intégration qui intrinsèquement ne sont pas un souci, mais ce n’est pas comme cela que fonctionne notre psyché. La psyché a été forgée et prend racine dans les fondements mêmes de la nature. Et elle aussi fait l’expérience de la décadence et de la mort, de l’arrêt, de la régression et de l’immobilisation. Beaucoup de choses se produisent dans ces moments qui approfondissent l’âme. Si on ne nous montre que l’ascension, nous ne pouvons faire autrement que de voir les moments de descente comme pathologiques ; nous avons l’impression d’être en échec. Comme le remarquait Robert Bly : « Comment faire face au fait que toute chose deviendra cendre quand la société est déterminée à créer un monde fait de centres commerciaux et de parcs d’attraction où l’on nous fait croire que ni la mort, ni le défigurement, ni la maladie, ni la folie, ni la léthargie, ni la misère n’existent ? Disneyland, c’est ‘ le pays où les cendres n’existent pas. »


« Le profond chagrin et la sensation d’avoir perdu quelque chose, que nous interprétons souvent comme une faille de notre personnalité, est en fait une sensation de vide, là où nous aurions dû faire la rencontre d’une magnifique et étrange altérité. » Paul Shepard.

Nous naissons, comme le rappelle le psychiatre R.D Laing, comme des « enfants de l’âge de pierre ». Toute notre constitution psychique, émotionnelle et spirituelle a été forgée dans le grand mouvement qui a fait évoluer notre espèce. Notre héritage comprend un échange intime et perméable avec le monde sauvage. C’est ce à quoi s’attendent notre esprit et notre corps. L’écopshychologue Chellis Glendinning nomme cet enveloppement originel dans le monde naturel « la matrice primordiale ». Autrefois nous étions totalement intégrés à la matrice de la vie et ne connaissions le monde et nous-mêmes qu’au travers de cette perception. C’était une intimité directe avec le vivant, sans aucune séparation entre l’humain et le monde autre qu’humain. Or ce qui était autrefois une étreinte fusionnelle est devenu une fracture, une déchirure dans notre sentiment d’appartenance. Glendinning en parle comme de notre traumatisme originel. Ce traumatisme porte en lui tous les symptômes d’une blessure psychique : anxiété chronique, dissociation, méfiance, hyper-vigilance, déconnexion et bien d’autres. Nous en tirons un profond sentiment de solitude et d’isolement que nous admettons rarement. C’est comme cette souffrance était devenue la norme. Et pourtant ce sentiment de séparation affecte profondément l’étendue de notre exploration, les manières dont nous interagissons avec le paysage et notre sentiment d’allégeance au vivant. La lumière de notre âme vacille, proche de s’éteindre, et au lieu de ressentir notre lien avec l’ensemble du vivant, nous habitons et défendons un monde réduit à la dimension d’une coquille, remplissant notre vie quotidienne de ce que le linguiste David Hinton nomme « l’incessante industrie du soi ». Cette « magnifique et étrange altérité » est également censée être savourée dans l’échanges de regards avec nos semblables. Nous aussi sommes censés incarner une vie exubérante et dynamique, vivre au plus près de notre âme sauvage, de notre corps et de notre esprit sauvages. Nous sommes conçus pour danser et chanter, pour jouer et rire sans complexe, pour raconter des histoires, faire l’amour et se délecter de cette aventure courte mais ô combien privilégiée qu’est l’incarnation. Le sauvage à l’intérieur et le sauvage à l’extérieur sont frères, se nourrissant l’un l’autre dans un superbe tango.


Il existe une autre porte vers le deuil, plus difficile à identifier et qui est pourtant très présente dans nos vies. Ce seuil vers le chagrin appelle les choses dont nous ne réalisons même pas que nous les avons perdues. J’ai déjà écrit au sujet des attentes qui sont encodées dans notre vie physiologique et psychique. À la naissance, et ensuite au fil de l’enfance, de l’adolescence et des étapes de la vie adulte, nous sommes conçus pour nous attendre à recevoir une certaine qualité d’accueil, d’interaction, de contact physique et de rétroaction. Pour résumer, nous nous attendons à l’expérience qui était un droit de naissance pour nos ancêtres des temps primordiaux : celle du contenant qu’était le village. Nous naissons en nous attendant à vivre une relation riche en sensuelle avec la terre et des rituels communautaires de célébration, de deuil et de guérison qui entretiennent notre connexion au sacré. Comme le dit T.S Eliot dans La terre vaine « Il fut un temps où nous connaissions le monde dès la naissance. » Voilà notre patrimoine, notre droit de naissance, qui a été perdu et abandonné. L’absence de ces prérequis nous hante, même si nous ne pouvons le toucher du doigt, et leur perte est perçue comme une douleur sourde, une vague tristesse qui pèse sur nous comme un brouillard.


Confronter le vide qui se trouve au creux de nous-même est la clef de notre liberté. Tant que nous n’accepterons pas ce face-à-face, notre chemin sera dicté par les schémas d’évitement acquis depuis l’enfance. Il est important de se rappeler que ce sentiment de vide n’est pas le reflet d’un échec personnel, mais le symptôme d’une perte plus grande. Lorsque nous avons abandonné les usages anciens, établis sur des centaines de générations, nous avons perdu les traditions qui nous soutenaient et nous ancraient dans le corps. La façon dont nous étions modelés psychologiquement, émotionnellement et culturellement et qui nous apportait réassurance et sécurité face à la perte et au deuil a été remplacée par un système de croyances qui génère de l’anxiété et un sentiment d’insécurité. Notre culture est saturée de ce sentiment de vide. Les addictions, le consumérisme et le matérialisme sont des symptômes de ce mal. Plus précisément, ce sont des tentatives de compenser cette atroce aridité. Être vide, se sentir vide, c’est vivre dans le désert proche des portes de la mort, et pour l’âme, c’est insupportable. Nous ne sommes pas censés vivre aussi étroitement. Notre héritage et notre constitution psychique sont conçus pour une vie imaginative et créative riche et élaborée qui nous permet de nous sentir connectés de manière intime avec une création en perpétuel déploiement. Nous sommes censés plonger sous la surface des choses et faire l’expérience de la profondeur de la vie, tout comme le faisaient nos ancêtres des temps lointains. Leur vie était remplie d’histoires, de rituels et de cercles de partage. Ils ne dissimulaient par leur vie derrière un voile de honte mais la montraient au grand jour : pertes, défaites, deuils, souffrances, joies, naissances, morts, rêves, chagrins ; les hasards de la vie en communauté étaient partagés et accueillis. Voilà ce que l’âme réclame, voilà ce dont nous avons besoin aujourd’hui.


Le travail du deuil est du ressort des hommes et des femmes matures. Il est de notre responsabilité d’être disponibles pour cette émotion quand elle surgit et de l’offrir en retour à notre monde en difficulté. Le cadeau du chagrin est l’affirmation de la vie et de notre intimité avec la création. Il est risqué de rester ouvert et vulnérable dans une culture qui se consacre chaque jour un plus à la mort, mais sans la bonne volonté de rester témoin au travers de la puissance de notre peine, nous ne pourrons juguler l’hémorragie de nos communautés, la destruction insensée des écosystèmes ou la tyrannie d’une existence monotone. Chacun de ces éléments de la vie moderne nous rapproche un peu plus d’un champ de ruines, où les centres commerciaux et le cyberspace deviennent notre pain quotidien et où la sensualité de nos vies est appauvrie. Le chagrin réveille le cœur. Il est le chant de l’âme vivante.

Le chagrin est une forme puissante de militantisme spirituel. Si nous refusons ou négligeons la responsabilité de boire les larmes de la planète, les pertes qu’elle endure ne sont plus enregistrées par celles et ceux qui sont censés être les récepteurs de cette information. C’est à nous de ressentir ces pertes et de les pleurer. C’est à nous de pleurer ouvertement la disparition des mangroves, la destruction des forêts, la diminution des populations de cétacés, l’érosion des sols etc. etc. Nous connaissons cette litanie des destructions, mais nous avons collectivement négligé la réponse émotionnelle à un monde qui se vide petit à petit. Nous avons besoin d’être témoins et de participer à des rituels de deuil partout à travers le monde.

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