Le moment de la rencontre

Traduction d’un extrait de « Of Wolves and Men » de Barry Lopez

Le moment de la chasse le plus enchanteur est le premier instant de la rencontre. Les loups et leur proie se regardent mutuellement, totalement immobiles. L’instant suivant, l’orignal peut simplement faire demi-tour et s’en aller; ou bien les loups peuvent charger et l’achever en moins d’une minute. Les loups communiquent fréquemment entre eux par d’intenses échanges de regard, et ont tendance à amorcer toute relation avec un étranger, qu’il soit loup ou humain, en le fixant du regard. Je crois que ces regards appuyés représentent un échange d’information entre prédateur et proie qui soit déclenche la poursuite, soit désamorce instantanément la chasse.
Ce moment de contact par le regard entre les loups et leur proie est visiblement décisif. On voit des loups en pleine chasse se comporter de manière pour nous incompréhensible. Ils commencent à poursuivre un animal, puis font demi-tour et s’éloignent. Ils jettent un coup d’œil aux empreintes d’un orignal passé une minute auparavant, les reniflent et reprennent leur route comme si de rien n’était. Ils manœuvrent autour d’une horde de caribous et semblent donner le signal qu’ils vont attaquer. Et les proies répondent. L’orignal avance dans leur direction et les loups filent. La croupe blanche d’une antilope se dresse pour enclencher la fuite du groupe. Une vache blessée se positionne bien en vue. Et les proies se comportent aussi bizarrement. Les caribous utilisent rarement leur bois contre les loups. Un orignal affaibli qui, à ce qu’il nous semble, pourrait décourager les loups simplement en campant sa position, se conduit précisément de manière à encourager l’attaque et augmenter sa vulnérabilité: il s’enfuit.
J’appelle cet échange où les animaux se regardent dans les yeux et prennent une décision la conversation funèbre. C’est un échange cérémoniel, la chair de celui qui est chassé en contrepartie du respect envers son esprit. Les deux animaux, et non le seul prédateur, font ainsi le choix que la rencontre aboutisse à la mort. Est présente une dimension sacrée. Une noblesse. Et cela ne se produit qu’entre le loup et ses plus grandes proies. Pour le loup, cela produit une viande sacrée.
Imaginez qu’à la place d’un orignal ou un chevreuil se trouve une vache. La conversation funèbre est beaucoup moins nette avec le bétail. Eux ont désappris la conversation funèbre, ne savent pas comment aborder les loups. Un cheval par exemple, animal de grande taille aussi capable que l’orignal de briser les côtes ou de fracasser le crâne d’un loup d’un coup de sabot, partira en courant paniqué.
Ce qui se produit quand un loup s’aventure dans un troupeau de moutons et en tue, de manière apparemment impulsive, vingt ou trente n’est peut-être pas tant un massacre qu’un échec de la part des moutons à communiquer quoi que ce soit au loup : résistance, respect mutuel, savoir-vivre. Le loup a initié un rituel sacré et n’a rencontré en face qu’ignorance.
Cela m’amène à un deuxième point. Nous avons affaire à une mort différente de celle que connaissent les humains. Quand le loup « demande » la vie d’un autre animal, il répond à une chose énoncée par cet animal, « Ma vie est forte. Elle mérite d’être demandée. » La biologie peut contraindre un orignal à mourir parce qu’il est âgé ou blessé, mais le choix existe. La mort n’est pas tragique. Elle comprend de la dignité.
Tournons-nous de nouveau vers les Indiens. Les cultures Amérindiennes soulignaient habituellement que mourir n’était pas un problème, que l’important était de s’efforcer de bien mourir, c’est à dire de choisir consciemment de mourir même si c’était inévitable. Un guerrier faisant preuve d’un tel sang froid dans l’étreinte même de la mort était assuré d’une gloire sans égale. La capacité de ne pas percevoir la mort comme quelque chose de tragique était ancrée dans une perception totalement différente de l’ego: un individu était simultanément indispensable et non indispensable (d’une manière appropriée) au monde. La conversation funèbre comprend la recherche d’une mort appropriée. J’ai vécu une vie bien remplie, dit la proie. Je suis prête à mourir. Je veux bien mourir car il est clair que ma mort va permettre aux autres membres de mon troupeau de vivre. Je suis prête à mourir parce que j’ai une patte cassée ou que mes poumons sont souffrants et je suis arrivée au terme mon temps.
La mort est un consentement mutuel. La viande qu’elle génère contient un pouvoir, comme si elle était consacrée (un très beau mot, qui ne nous parait étrange que parce qu’il est utilisé hors de son contexte habituel).
Alors que j’étais dans ces considérations, j’ai été frappé par la différence entre les loups libres et ceux en captivité. Je crois qu’une grande partie de ce qui les distingue – une allure, une énergie immédiatement palpable chez les loups sauvages et quasi absente des loups en captivité – tient à leur nourriture. Le loup sauvage se nourrit de viande conquise. Le loup en captivité est nourri de déchets d’abattoir et de nourriture fabriqué en usine par des machines. Les loups des zoos maigrissent à vue d’œil. Les  Naskapis  sont encore aujourd’hui convaincus que la destruction de leur peuple a tenu en grande partie à ce qu’ils furent forcés de manger de la viande d’animaux domestiques.
Pour les culture de chasseurs, la différence entre viande sauvage et viande domestiquée est un sujet d’importance capitale. C’était un principe vital qu’en Amérique du Nord les blancs n’ont jamais remarqué et que les Amérindiens ne savaient comment expliquer. Je me souviens de la première fois où j’ai donné un morceau de poulet à un loup dans un enclos. Et je me souviens de ce que j’ai ressenti un jour où, en rencontrant la carcasse d’un orignal tué par des loups dans une clairière du Minnesota, j’ai pris son crâne entre mes mains pour l’examiner.
Nous ne saurons sans doute jamais si le loup et sa proie agissent d’un commun accord ou si ils participent inconsciemment à une mise en scène primordiale. Ce que l’on sait en regardant les peintures rupestres de gibier sur les murs de Lascaux, c’est que la croyance que chasser était d’avantage que simplement tuer, et que la mort était aussi sacrée que la vie, n’est pas quelque chose qui un jour est tombé des nues.

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