Ceci est la traduction d’un texte de Stephen Jenkinson: The Making of Elders.
Vous pouvez être sûr d’une chose: il y est des moments où la magie, le chaos et le mandat de vos jours s’accordent et attirent votre attention. Avec de la chance et un bon timing, ces moments peuvent être mis à profit. En général c’est une invitation subtile, et il peut arriver que nos habitudes réclament un événement plus dramatique. L’hubris de notre temps peut nous faire prendre cette invitation pour une de nos propres idées. Mais la vérité est que ces moments sont la preuve la plus tangible que nous aurons jamais, que nos plus belles prises de conscience viennent d’Ailleurs, que nous avons eu la chance d’être pensés, par l’entité ou par l’endroit d’où provient ce que nous faisons de mieux. Ce sont des moments qui sont à la fois insistants et faciles à manquer.
Il y a environ vingt-cinq ans, un homme venu s’enquérir de mon conseil me demanda de réfléchir avec lui autour d’idées provenant d’un livre que je n’avais pas lu et dont le titre était L’homme sauvage et l’enfant : L’avenir du genre masculin (titre original : Iron John). Le lendemain j’étais invité par un décorateur de cinéma à figurer dans un film avec un auteur que je ne connaissais pas, Robert Bly (NdT: justement l’auteur du livre), et une autre qui s’appelait Marion Woodman. J’ai demandé quel rôle j’allais devoir jouer et on me répondit: « Vous-même » – une tâche pas toujours évidente. Cet automne là, j’ai donc eu l’immense bénédiction de me trouver en compagnie de deux êtres accomplis dans la profondeur de leur puissance et de leur mission, deux aînés rivés dans leur époque et qui rayonnaient du noble parler.
C’est pendant ce tournage que j’entendis pour la première fois l’expression « soif du père ». Robert Bly a consacré sa vie entière à l’écriture et à l’enseignement, et il fut un phare de bon sens et de poésie pour beaucoup. Cela également attiré à lui les attentes implacables de légions d’hommes qui cherchaient un père de substitution; mission inévitable et impossible en ces temps désespérés. Marion Woodman me rendit visite plusieurs fois au cours des années qui suivirent et, lors de l’une de ces visites, elle parla de sa rencontre avec le cancer. Elle était assez convaincue que la maladie s’était déclenchée en elle partiellement à cause des requêtes insistantes et féroces de la part de la multitude de femmes qui lisaient ses livres et suivaient ses cours pour qu’elle assume le rôle de leur mère.
Depuis, je me suis questionné sur leur exemple et leur apprentissage, ainsi que sur ce que leur a coûté le fait d’avoir été transformés en doublures ou en remplaçants célèbres pour les parents absents, nocifs ou éberlués dont bon nombre de gens ont hérité à notre époque. Il y a là un grand malentendu sur ce qui manque, sur ce qui est nécessaire et mérité. Je suis à peu près sûr que ce n’était pas la soif du père, ou la soif de la mère, qui se repaissait de leur travail et de leur être.
On me demande souvent pourquoi ma modeste entreprise s’appelle Orphan Wisdom (Sagesse orpheline, NdT). Quand je réponds, je passe beaucoup de temps à parler des orphelins. A ma question: qu’est-ce qui entraîne le fait d’être orphelin ?, la réponse automatique est: sans parents. Ce qui est toujours faux, culturellement et personnellement. Nous avons forcément des parents. C’est garanti génétiquement par le fait que nous soyons nés. Les parents sont nécessaires et inévitables pour cet événement, et notre apparition sur scène est la preuve, d’une certaine manière et au moins pour un temps, qu’ils sont là et que nous venons d’eux. Bien sûr, on peut hériter de qualités lamentables, ou pire, du fait d’avoir eu certains parents, mais le fait est que la plupart d’entre nous émergeons de l’enfance et de l’adolescence avec l’expérience directe de parents, et cela influence grandement la manière dont nous allons nous-mêmes être parents, si notre tour survient. Certains personnes souhaiteraient avoir eu des parents différents, mais peu souhaitent en avoir eu tout court.
Il n’existe pas de soif pour ce qui a eu lieu. Pour cela, il peut y avoir de la nostalgie, ou des regrets. Le type de soif que déclenchaient Bly et Woodman chez les autres était une soif pour ce qui n’avait pas été, et c’est encore le cas aujourd’hui. C’est une soif d’Aîné·e·s. Les adolescents l’ont. Les trentenaires l’ont. Les personnes de 50 et 60 ans l’ont. Imaginez des personnes de 50 et 60 ans qui assistent à des séminaires spirituels ou à des ateliers de développement personnel, en quête d’une sorte d’Aîné qui les guide vers la profondeur de leurs vies, et qui transforment une personne prête à le tenter en père ou mère qu’ils ont toujours mérité, ou qu’ils n’auraient jamais du avoir. Cela arrive fréquemment. Leur soif est un signe indéniable que, alors que les parents sont inévitables, par la génétique et par l’exemple, les Aîné·e·s eux ne le sont pas.
Le statut d’Aîné·e n’est pas la conséquence de ce qui est inscrit sur un certificat de naissance, sinon nous croulerions sous le nombre d’Aîné·e·s. Ce n’est pas une conséquence du fait de ne pas encore être mort, ni d’encore supporter de vivre. Ce n’est pas ce qui se produira si vous ou moi nous accrochons assez longtemps. Cet état là, je l’appelle être un·e « citoyen·ne senior ». Les seniors sont la conséquence de la non-survenue de la mort. Les Aîné·e·s sont la conséquence d’une vie entière vécue en présence d’Aîné·e·s, et de tout un apprentissage par lequel est transmis subtilement ce qu’est d’être au service, et non pas à la retraite. Les Aîné·e·s sont la conséquence de tout un enchaînement – un enchaînement fragile – d’événements. Ce processus a une âme et il semble qu’elle soit ceci: devenir un·e Aîné·e·s n’est pas quelque chose que les intéressé·e·s réussissent par eux/elles-mêmes. Même avec tout cet apprentissage, ils/elles doivent encore attendre que leur statut d’Aîné·e leur soit accordé par ceux qui les recherchent. Les Aîné·e·s sont finalement modelé·e·s par la bonne volonté et la capacité de tou·te·s à avoir des Aîné·e·s au milieu d’eux/elles et d’avoir recours à eux/elles.
Voyez combien improbable est la survenue du statut d’Aîné·e en un temps qui médicalise, résiste et tolère à peine le grand âge au lieu de le vénérer, en un temps où s’être construit tout seul est le summum des aspirations, en un temps où les citoyen·ne·s seniors doivent entrer en compétition pour le travail, les conjoints et l’attention du marché avec des personnes qui font la moitié de leur âge. Les Aîné·e·s ne se font pas eux/elles-mêmes. Cela n’est pas possible. Ils/Elles ne se confèrent pas le statut d’Aîné·e les un·e·s aux autres, car cela n’est pas leur responsabilité. Ils/Elles servent la culture qui leur a donné leurs vies, leurs Aîné·e·s, et leurs accomplissements, car les Aîné·e·s ne fleurissent que lorsqu’il existe un lieu où servir. Et ce lieu, ce sont les jeunes.
Cette année j’ai commencé à parler un peu de cette soif des Aîné·e·s, et quelque chose d’important s’est passé lors de l’une des premières sessions. Un assez grand groupe s’était rassemblé pour entendre ce que j’avais à dire à propos de la fabrication des Aîné·e·s, et plus de la moitié d’entre eux/elles avaient déjà bien entamé la deuxième moitié de leur existence. J’ai demandé au jeune homme qui organisait l’événement de m’aider à présenter ces idées en démarrant par une série de questions/réponses avec moi. Il était un peu nerveux mais il s’y est attelé et nous a immédiatement amené au coeur du sujet, avec sa première question. Il nous dit que bon nombre de jeunes de sa génération vivent en permanence avec une dépression sournoise et non identifiée en marge de leur conscience. Il me demanda ce quelle était et d’où elle venait. Ma réponse : cette dépression n’est pas la conséquence du sentiment d’impuissance qui rode dans le contexte du réchauffement climatique, ou du chaos abominable du libéralisme, ou de l’avalanche de détresse qui se pavane sur les écrans de leur vie en se faisant passer pour de l’information – même si la dépression est sans doute une réponse tout à fait légitime à ces choses là. En fait, ce n’est pas de la dépression du tout. C’est une soif pour quelque chose que l’on a du mal à distinguer, une soif qui, de nos jours, n’a ni contenant, ni forme, ni mots. C’est la soif que les pans de la voute céleste se ressoudent. C’est la soif d’avoir quelque chose de durable et d’honorable qui nous précède dans le hall des ancêtres et des actes valeureux, la soif de quelque chose qui vaille la peine qu’on le devienne. C’est la soif des Aîné·e·s.
Je ne sais pas si quelqu’un entendait cela, ou si quelqu’un reconnaissait ce dont je parlais, ou voulait le faire, ou était d’accord d’une manière ou d’une autre sur le fait que c’était ce qui se passait, ou était préoccupé par ces choses là. Mais je peux vous dire ceci : un jeune homme devant une assemblée de personnes plus âgées avouait la tristesse et la soif pour des Aîné·e·s de la part de sa génération, et il le faisait de manière extrêmement claire et articulée, et aucune des personnes âgées dans cette pièce n’est venue à lui. Personne n’a pris une chaise pour s’asseoir à côté de lui et lui dire, « C’est vrai tout ce que tu dis et cela ne devrait pas être ainsi. Mais ce soir, tu ne vas pas t’en attrister seul. Je serai à tes côtés et nous allons avancer ensemble vers un peu plus de bon sens et d’amitié sur le sujet. Et merci d’en avoir parlé. » Je me souviens que certaines des personnes âgées se sont défendues contre cette soif et l’accusation qu’elle porte. Un homme a dit qu’il se considérait comme un bon grand-père, qui appelait sa petite-fille sur Skype régulièrement.
Donc il y a énormément de travail à faire. Pourvu que la soif des Aîné·e·s chez les jeunes ne s’éteigne pas dans le désespoir ou le refus hostile du régime actuel. Pourvu que les personnes matures consacrent les années où elles gagnent le plus d’argent à s’initier à l’étiquette du service à une culture qui semble ne plus avoir besoin d’eux, et se préparent pour le statut d’Aîné·e. Et pourvu que les personnes âgées gardent une chaise près de leur porte pour leurs jours déclinants, et restent attentifs à la voix timide qui se fraye un chemin vers eux pour demander une guidance véritable et une raison de continuer d’avancer. Si seulement c‘était déjà le cas.
– Stephen Jenkinson