Traduction d’un article de Charles Eisenstein: Activism in the New Story
Une des phrases de The More Beautiful World… qui provoquait le plus de réaction était: « Méfions-nous d’une révolution qui ne serait pas tissée d’une fraction de jeu, de célébration, de mystère et d’humour. Si il s’agit principalement d’un combat sinistre, il ne s’agit peut-être pas du tout d’une révolution. »
Les gens trouvent cela naïf. Le jeu et la célébration semblent frivoles face à l’avancée sans répit de la machine de destruction du monde qui ne reconnait aucune autre logique que celle de la force. Nous devons rester sérieux et ne pas perdre de temps à des jeux échappatoires. Quant à la célébration – ne devrions-nous pas attendre d’avoir quelque chose à célébrer ?
Je pense que c’est l’inverse. Si nous faisons de la révolution un tournoi de force, nous allons très certainement perdre face à des adversaires qui nous dépassent largement. Pire, même si nous gagnons, nous renforcerons le récit du monde correspondant et qui nous transforme en autre version de l’ennemi que nous venons de vaincre: le mythe qui nous maintient en tant qu’êtres séparés et cartésiens manipulant une réalité extérieure à l’aide de la seule force. De même que la civilisation a cherché à conquérir l’Autre (la nature), de même nous cherchons à présent à soumettre un autre Autre avec les mêmes méthodes. Philip K. Dick l’écrit bien: « Combattre l’Empire nous infecte de la même folie. C’est un paradoxe: quiconque vainc une fraction de l’Empire devient l’Empire: il prolifère comme un virus, imposant sa forme à ses ennemis. Ainsi, il devient ses ennemis. »
Il y a une autre façon de faire. Elle n’est pas moins, mais plus efficace pour créer le changement, bien que l’on doive y sacrifier la satisfaction de l’ego de dominer un ennemi vaincu. J’ai récemment reçu l’exemple suivant de Daniel Schreiber, de la remarquable communauté Starseed près de Byron Bay en Australie. Il offre un aperçu du pouvoir disponible suite à une bascule, même de dernière minute, de la force vers le jeu.
Quand j’ai emménagé à Byron Bay il y a des années, j’avais des liens amicaux avec une bande d’activistes qui dirigèrent la première campagne de protestation réussie en faveur de la forêt. Des idées étranges circulaient dans la communauté en matière de conservation, que j’ai maintenant résolues mais qui à l’époque m’intriguaient. Le « nous contre eux » jouait à plein régime avec ses polarités et ses dynamiques et, même si il y eut des victoires, la « bête » semblait implacable, bien financée et disposait de tout un tas de leviers sociaux, légaux et politiques pour faire pencher la balance de son côté. J’ai fini par réaliser que, en tant qu’activiste, si l’on a un investissement émotionnel dans l’issue du combat, celui-ci se déroule contre soi-même et il est impossible de « gagner », alors que si l’on parvient à protester sans investissement émotionnel dans l’issue, on gagne toujours.
J’ai récemment participé à une campagne de protestation contre le fracking qui a duré deux mois et a impliqué pas loin de huit mille personnes de notre communauté de Byron ! Notre campement luxurieux avait une machine à cappuccino de 4 tasses, un service de massage, une médiathèque, une cuisine équipée qui nourrissait 200 personnes chaque jour, etc. Nous avons tenu en respect les mineurs pendant des lustres avec des tactiques qui incluaient la production de film tournés par drones, des barricades, des tours de garde, une surveillance 24 heures sur 24, des mises en demeure adressées aux politiciens et une préparation pour une confrontation finale où le gouvernement avait décidé d’envoyer 800 policiers armés jusqu’aux dents pour disperser le campement ! Cette mise en oeuvre impressionnante fut planifiée et relayée si bien que les hotels se remplissaient au fur et à mesure que la tension montait dans l’attente de l’assaut. Trois jours avant l’arrivée des troupes, nous entendîmes que quatre chaînes de télévision allaient faire des prises de vues aériennes pour retransmettre le tout en direct dans le monde entier comme si il s’agissait d’une véritable ‘guerre’. Notre camp avait préparé toute une stratégie pour faire face aux troupes et nous attendions. J’eus l’idée de peindre sur le sol une immense œuvre d’art aborigène qui pourrait être vue d’hélicoptère et attirerait les journalistes, et de conduire une cérémonie dirigée par une assemblée d’autochtones de la région qui entrainerait 500 d’entre nous avec des claves, des feux géants dégageant de la fumée, tous les hommes peints en ocre blanc et le chef qui jouerait du digeridoo pendant trois jours d’affilé ! La police n’avait jamais dispersé une cérémonie Originee et j’ai donc proposé l’idée aux vieilles femmes Originee que l’approche du combat avait passablement déprimées. Elles avaient déjà tout vu et cela finissait toujours de la même manière… tous les noirs seraient arrêtés avec leurs supporters blancs, et les mineurs feraient ce qu’ils voudraient. Ces anciennes se sont tout de suite réveillées et enthousiasmées devant les dessins qui proposaient le tracé d’un Goanna de 50 mètres de long et d’un serpent arc-en-ciel de 100 mètres. Elles se sont mises à ajouter des petits points, la constellation des Pléiades et des empreintes de mains. La bataille avait maintenant pris des tournures de spectacle cérémoniel géant et amusant, et l’énergie s’est mise à circuler. Nous eûmes l’autorisation d’accéder aux mines d’ocre sacré pour obtenir des tonnes d’ocre blanc afin de commencer le tracé de l’œuvre d’art géante et je quittais le camp ce soir-là, tout excité, pour aller chercher du matériel de peinture.
Le lendemain, nous reçûmes un appel du camp qui annonçait que le gouvernement avait annulé la bataille et allait lancer une enquête auprès de l’entreprise pour corruption ! Je suis revenu au camp où une fête géante était en cours et, alors que j’arrivais avec mon ami Mike, les anciennes nous ont attrapés et emmenés dans un réunion des anciens qui se tenait là. Une vieille tante m’a agrippé, m’a regardé dans les yeux et m’a dit que la raison pour laquelle la bataille avait été annulée était que nous nous étions lancés dans l’art et la cérémonie, et elle nous demanda une copie du dessin pour ses enfants afin qu’ils se souviennent de ce jour et de la manière de gérer ces ‘histoire de blancs’. Elle m’expliqua que, sitôt que nous eûmes basculé de la confrontation avec les forces armées vers l’art et la cérémonie, les esprits du lieu purent alors nous soutenir et étaient reconnaissants que nous nous soyons souvenus de cette tactique à temps pour éviter le combat ! Ce jour-là, j’ai appris une leçon extraordinaire sur la matière de résoudre une crise en faisant appel à une ‘technologie’ du coeur de fréquence plus élevée. Ce fut une grande occasion d’unir notre communauté et, au lieu de la confrontation, d’offrir le cadeau d’un chemin créatif commun.
Deux phrases de cette histoire sont restées gravées en moi. Premièrement, « si l’on parvient à protester sans investissement émotionnel dans l’issue, on gagne toujours ». Par là il ne veut pas dire de cesser de prendre soin de la terre, de l’eau et des communautés que nous voulons protéger. Il nous met plutôt en garde contre l’attachement à être les gagnants ou les perdants d’un conflit. Quand il y a de l’attachement, l’issue sera influencée par le déroulement de drames psychologiques, parce que les événements de nos vies se déploient en miroir de nos propres ombres, peurs, conflits intérieurs non résolus et ainsi de suite. Pour prendre un exemple simpliste, si les protestataires portent la motivation inconsciente de vouloir être ceux qui ont raison, sont courageux et dignes d’éloge, alors perdre la bataille et aller en prison peut être plus gratifiant que de gagner (je ne dis pas que cette motivation est celle qui prime chez un protestataire, mais parfois, il y a ce thème de « Nous voici, les justes rassemblés du côté du Bien »).
Dan décrit une attitude de service et de confiance. Nous servons un objectif mais nous ne savons pas comment il sera atteint, et nous reconnaissons également qu’une issue encore plus belle que celle que nous imaginons est possible. Dan offre l’exemple de l’utilisation de moyens ludiques pour protester, suggérant par là que nous agissions avec un état d’esprit disposé à jouer. Dans un tel état d’esprit, nous ne dictons pas le résultat aux autres joueurs. Le jeu devient vivant par lui-même.
La deuxième phrase qui m’a sauté aux yeux fut: « Elle m’expliqua que, sitôt que nous eûmes basculé de la confrontation avec les forces armées vers l’art et la cérémonie, les esprits du lieu purent alors nous soutenir et étaient reconnaissants que nous nous soyons ‘souvenus’ de cette tactique à temps pour éviter le combat ! » Les esprits des lieux ne peuvent pas agir si nous insistons pour être en charge de la situation. Leurs voies ne sont pas les nôtres. Les tactiques du jeu, de l’humour et de la cérémonie donnent aux esprits de la terre un ouverture par laquelle ils peuvent opérer.
Je pense que, pour que ces tactiques soient efficaces, elles ne peuvent pas n’être que des tactiques. Le paradigme de la force peut se glisser subrepticement sous la forme de: « Nous étions juste en train de faire une fête innocente et regardez ce que ces méchants policiers ont fait ! » Si un soupçon de souhait d’être victime ou martyre subsiste, alors l’attachement émotionnel contre lequel Dan nous met en garde sera présent, et la tactique ne fonctionnera pas. La célébration ne peut pas être menée avec l’attente ou l’espoir pervers qu’elle sera anéantie. Cela serait encore le paradigme de la force – jeter la honte sur les ennemis et entraîner les spectateurs à se soulever d’indignation contre eux. La célébration, le jeu, doivent être réels, issus d’une perception du monde dans laquelle la célébration et le jeu viennent naturellement. N’est-ce pas cela, le monde que nous souhaitons créer ?