Critique originellement parue dans le web-zine L’Imaginarium
Dernier né des Wachowski, les auteurs de la série Matrix (et que l’on cesse de les appeler les frères alors que l’un d’eux est maintenant une soeur, s’il vous plaît), Jupiter Ascending* est presque le résultat de ce qui peut arriver si on laisse des réalisateurs brillants faire ce qui leur plaît avec des moyens faramineux. «Presque» car sa principale faiblesse est sa stratégie pour attirer les adolescentes. Tentative honorable puisque ce public n’a pas la réputation d’être spécialement séduit par la science-fiction, mais cela crée des scènes incongrues.
Jupiter est une jeune femme de ménage à Chicago, comme sa mère et sa tante arrivées de Russie sur un bateau conteneur. Rien ne semble la prédisposer à un destin hors-norme, si ce n’est la légende familiale et le fait qu’elle déteste sa vie de bonniche (et qu’elle ressemble à Mila Kunis). Heureusement, la voilà propulsée au coeur d’une bataille acharnée entre héritiers d’un empire intergalactique, qui s’arrachent sa petite personne dans l’espoir de récupérer la propriété de la planète Terre, joyaux entre les joyaux.
Avec l’essor sans précédent de la créativité humaine dans le monde réel, tout nous semble aujourd’hui accessible ou tout du moins possible: les membres artificiels, les robots humanoïdes, la sauvegarde des souvenirs dans le cyber-space et même, Dieu nous en garde, les manipulations génétiques les plus invraisemblables. Notre imaginaire étant stimulé comme jamais dans l’histoire de l’humanité, félicitations aux Wachowski de parvenir à nous emmener dans un monde à des parsecs, et des milliers d’années de nous, avec une grande fluidité.
Pour sa plus grande partie, le film est une valse époustouflante de vaisseaux spatiaux interstellaires, de stargates se faisant portes ou pièges flottant au milieu de l’espace, de citadelles surdimensionnées posées sur des planètes exotiques, de mercenaires cyberpunks s’affrontant en duels à couper le souffle, et de jeux politiques suffisamment alambiqués pour être satisfaisants. Mis à part une plongée absurde dans des souterrains administratifs ambiance Brazil sans aucune utilité narrative, le tout est d’une cohérence visuelle raffinée et grandiose, qui se prolonge dans le tissu social et militaire dans lequel les personnages évoluent: voilà un monde assez intégré, ce qui le rend extraordinairement crédible. La performance de Channing Tatum en humain génétiquement modifié (le lycanthien Caine) qui se fait l’ange gardien deJupiter, toute en force et finesse, nous aide à y naviguer. Il est qui plus est secondé par Sean Bean (Stinger), éternelle figure rassurante des mondes fantastiques, ce qui ne gâche rien. Par contre, si la description de l’univers spatial est réussie, celle de la réalité ordinaire sur Terre l’est beaucoup moins. La tonalité du conte n’est pas des plus heureuses et se mêle mal à l’ensemble. Jupiter étant celle qui fait le lien entre ces dimensions, en plus d’avoir la mission de solidariser les jeunes filles de l’audience en s’exprimant comme une héroïne de série pour ados, son voyage personnel en souffre et l’on se prend parfois à préférer le personnage de Caine, plus fin et mieux construit.
Autre petite déception, alors que le passionnant Eddie Redmayne dépeint un tyran interplanétaire torturé et fascinant, quand on accède aux raisons de ses actes, le soufflé retombe comme dans un Disney raté mêlé de simplisme économique. La course au profit n’est jamais la cause d’une action mais la malheureuse stratégie que l’on utilise pour satisfaire quelque chose de plus essentiel. Il y aurait aussi eu matière à jouer dans la relation qu’il entretient avec sa mère. Je pinaille mais on me pardonnera: le méchant est tellement important !
Pour ma note plus personnelle: plus je réalise l’importance de nos conditionnements mentaux (la matrice de croyances au travers de laquelle nous percevons le monde) et l’évolution sidérante de ceux-ci au fil des âges (les spécialistes l’avouent: il nous est impossible de comprendre comment pensaient les Égyptiens – et parfois je me dis que je n’ai aucune idée de la manière dont fonctionne un Américain de la Bible Belt), moins j’accepte facilement que l’on décrive une humanité ayant traversé des dizaines de millénaires avec le même degré d’infantilité émotionnelle que nous. C’est pourquoi je vénère le Dune de Franck Herbert et l’Hypérion de Dan Simmons.Jupiter Ascending, en dépit de ses qualités – qui m’ont fait m’exclamer: si seulement George Lucas avait demandé aux Wachowski de faire les épisodes 1, 2 et 3 de Star Wars! – ne parvient pas à la hauteur de ces oeuvres, et je me prends à rêver du film de science-fiction qui osera le faire. Si de surcroît celui-ci enseigne qu’il y a d’autres manières de vaincre son ennemi que d’être celui qui frappe le plus fort, alors là, je me féliciterai enfin de voir la preuve que l’évolution que notre espèce est en train de vivre s’est assez propagée pour nous sauver de nous-mêmes.
Jupiter Ascending, avec un autre compositeur, (la bande originale de Michael Giacchino est honorable mais insuffisante), avec des scénaristes inflexibles devant le marketing (utopie, peut-être), avec une approche plus mature et une vision plus élevée, avec moins de complaisance, aurait pu être le parfait space opera. Il s’en tire dignement et reste un voyage époustouflant qui repousse encore les limites de ce que l’on croyait possible de voir au cinéma.
(* je me permet de ne pas utiliser le titre français, affligeant)