J’ai obtenu l’autorisation de traduire et de diffuser un article qui m’a beaucoup parlé. Il s’agit d’un texte de Charles Eisenstein, un chercheur en « Economie Sacrée » (j’adore), qui répond à une question que j’ai entendu de nombreuses fois dès que j’évoque le modèle de société vers lequel l’humanité va évoluer: Mais qui ramassera les poubelles (dans ta société idéale)?
Il est rafraîchissant de lire ainsi sa réponse, et de s’initier à sa vision des choses, qui me bouleverse, tellement elle répond à une aspiration profonde.
Permettez-moi tout d’abord d’introduire Charles en incluant la bande annonce du film Occupy Love, par lequel j’ai découvert ses propositions. Pour voir la vidéo avec sous titres français, allez ici. J’espère que vous aurez la même émotion que moi en entendant cette voix parler du monde à construire avec autant d’assurance et de foi.
(Pour soutenir la production du film, vous pouvez verser un montant de votre choix sur le site de Crowdfunding Indiegogo)
Les sites de Charles, où vous pouvez télécharger ses livres gratuitement:
www.ascentofhumanity.com/ (vous y trouverez l’article original), et sacred-economics.com/
et son blog: charleseisenstein.net/
Voici l’article:
Qui ramassera les poubelles?
J’ai eu une discussion aujourd’hui au sujet du monde magnifique qui, je le crois, va naître de la convergence des crises actuelles. Une des caractéristiques de ce monde sera que chacun aura renoué avec un droit inaliénable et très simple: celui de se réveiller le matin, enthousiaste et heureux du travail qui l’attend. Nous serons amoureux de ce que nous ferons, nous serons tous des artistes.
Tout le monde a probablement fait l’expérience un jour, de ce sentiment d’être complètement et passionnément impliqué dans un projet créatif. Cette passion est le signe de ce que nous pourrions appeler le travail véritable, le travail authentique ou le travail de l’âme. L’esprit humain se révolte à faire quelque chose qui n’a pas d’importance à ses yeux. La révolte est plus apparente chez les jeunes; d’où l’adolescent grognon, rebelle et en colère. En vieillissant, l’esprit se désagrège et nous en venons à accepter que la vie, « c’est comme ça ». Un travail routinier en échange de récompenses externes, afin de pouvoir vivre la vraie vie pendant le « temps libre ».
Réfléchissez un peu aux présupposés de cette expression « temps libre ». Le temps libre de quoi? Si nous ne sommes libres que les soirées, week-ends et pendant les vacances, qu’est-ce donc que le reste de notre vie? C’est de l’esclavage. Pourquoi ne pas être libre tout le temps? C’est exactement ce qu’on ressent quand on fait quelque chose que l’on aime. On se sent libre.
Je ne parle pas seulement ici de la routine évidente des ouvriers. Même dans les classes aisées, beaucoup d’activités ne sont pas satisfaisantes en soi. Un cadre m’a dit un jour que son travail consistait à « mentir au client ». Un autre que son métier était de faire peur aux consommateurs afin qu’ils achètent des systèmes de protection informatiques dont ils n’avaient pas vraiment besoin. Imaginez le topo si votre travail est de prouver que le dentifrice Colgate est mieux que le Fluocaril, ou bien que le Pepsi est mieux que le Coca Cola, ou quelque marque que ce soit plutôt qu’une autre, quasiment identique. Ou si votre boulot était d’écrire un logiciel qui permette à quelqu’un de faire cela. Ou si c’était de financer ou d’assurer quelqu’un qui fait ce genre de chose. Au fond de vous, une petite voix dirait: « Je ne suis pas venu sur terre pour vendre des boissons gazeuses. Je ne suis pas venu sur terre pour mentir au client. Je ne suis pas venu sur terre pour enseigner aux enfants à répondre à des questionnaires tout faits. Je ne suis pas venue sur terre pour pousser un balai. Je ne suis pas venue sur terre pour faire des comptes rendus de facture médicales. Je ne suis pas venu sur terre pour ramasser les poubelles. »
La nature du travail tel que nous le connaissons – fatiguant, ennuyeux, dégradant pour soi ou les autres, insatisfaisant pour l’âme – remonte loin. Une de ses origines est la Machine, qui requiert des pièces et des processus standardisés et remplaçables. Une autre est la mentalité de domestication, labourer aujourd’hui pour une récolte demain. Au final, tout part de notre sens d’un soi séparé et distinct. Plus pour vous égale moins pour moi. Un véritable artiste ne fait rien de passable – juste assez bon pour la note, pour le client, pour le patron. Un véritable artiste travaille encore et encore sur un projet jusqu’à ce qu’il ou elle en soit satisfait. C’est seulement alors qu’il est prêt à être présenté à l’univers. Une véritable artiste peut recevoir de l’argent pour son travail, mais le travail n’est pas fait pour l’argent car aucune somme d’argent ne suffit. La vraie motivation est autre. L’art véritable n’a pas de prix.
Mon interlocuteur me demanda: « Mais dans un monde pareil, qui donc ramassera les poubelles? » Ma réponse fut, « Dans un monde plus beau, nous produirons peu de déchets. » Je voudrais maintenant apporter une réponse plus élaborée.
La question aussi bien que la réponse se situent à deux niveaux, l’un littéral, l’autre métaphorique. Au niveau littéral, nous pouvons imaginer une économie et un système monétaire bâtis de manière à décourager les déchets. Quand tous les coûts sont pris en compte, tout le monde est fortement incité à produire des biens qui soient complètement réutilisables ou recyclables. C’était encore le cas il n’y a pas si longtemps. Mon ex-femme se souvient que, dans son enfance dans la campagne Thaïlandaise, les camions poubelles n’existaient pas. Les restes de nourriture étaient mis au compost ou servaient à nourrir les animaux. Le papier journal, le métal et le verre étaient tous recyclés. Les aliments achetés au marché étaient emballés dans des feuilles de bambou. Les boîtes et bocaux étaient re-remplis auprès des fournisseurs ou producteurs. Une de mes amis est revenu récemment de Cuba, où elle fut surprise de constater qu’un village de plusieurs centaines d’habitants ne remplissait qu’une poubelle par semaine !
En fin de compte, pour créer un bel objet il faut tenir compte de toute son histoire: passée et future. Les artistes-ingénieurs d’un monde plus harmonieux incorporeront la réutilisation et la durabilité dans leur conception. Ils le feront pour l’esthétique, pour leur propre joie et leur propre satisfaction, et ils seront économiquement encouragés à le faire. Les produits qui généreront des déchets seront plus chers. La beauté et l’économie ne seront plus incompatibles. Si vous voulez en savoir plus, lisez l’économie selon Paul Hawken et Amory Lovins, ainsi que le chapitre 7 de « The Ascent of Humanity ».
Bien entendu la question allait plus loin que les déchets. Globalement, elle se ramène à peu près à ceci: « Il y a un certain nombre de tâches déplaisantes, fatigantes, dégradantes qui doivent être accomplies dans une société moderne. Qui s’en occupera dans un monde où tout le monde insiste pour que son travail soit épanouissant? »
Ma réponse sera également globale. Ce genre de tâches seront bien moins nécessaires quand le design industriel recherchera de manière consciente, non pas à minimiser les coûts mais à minimiser la routine, l’ennui et les déchets. Deuxièmement, notre demande de produits bons marchés et fabriqués à la chaîne diminuera dans le même temps que nous évoluerons vers une nouvelle conception de la richesse et que nous nous entourerons d’objets élégants et durables, faits avec amour. Je crois que beaucoup des produits de consommation fabriqués aujourd’hui en série retourneront à une fabrication locale et demandeuse de main d’oeuvre. La nourriture en premier lieu, et de même, dans une moindre mesure, les vêtements, les médicaments, le logement et les divertissements. Troisièmement, puisque de nouvelles monnaies feront que l’argent ne sera plus une denrée rare, nous ne soutiendront plus les entreprises dont la motivation principale est de réduire les coûts et de maximiser l’intérêt. Nous aurons envie de biens et de services produits par des artistes, non par des esclaves. Des articles fabriqués dans des ateliers de misère nous paraîtront laids et répugnants. Posséder une pléthore de ce genre de choses est avoir une bien piètre idée de la richesse. Pour moi, la véritable richesse consiste à vivre au milieu de trésors uniques plutôt qu’au milieu d’objets uniformes produits en masse, avec l’objectif grossier du profit à tout prix.
Dans un monde plus beau, nous ne supporterons plus de manger dans des restaurants ou de dormir dans des hôtels ou de travailler dans des immeubles dont la maintenance dépend d’une grande quantité d’âmes brisées passant la serpillière, lavant la vaisselle, cuisant des steaks à la chaîne ou entrant des données. Il n’y aura d’ailleurs pas assez de gens qui seront suffisamment brisés, par l’éducation ou par la pauvreté, pour s’occuper de ces tâches. Toute entreprise devra prendre en considération la dignité humaine.
Je crois qu’il y aura encore des hôtels et des restaurants dans ce monde et il y aura encore besoin dans une moindre mesure, de laver la vaisselle, de couper les légumes et de passer la serpillière. Ce genre de travail n’est seulement dégradant et avilissant pour l’âme que si on est forcé de le faire tous les jours de l’année sans aucun espoir d’en sortir. Pour un adolescent, faire ce genre de chose quelques heures par semaine pendant un an ou deux est une autre histoire. J’ai occupé un de mes emplois préférés à la cafétéria d’une université. Il y a aussi certaines phases de la vie, par exemple pendant une transition personnelle, où une période à travailler sans se prendre la tête sera un réconfort. Par conséquent il y aura toujours une place pour ces travaux, même dans une société plus harmonieuse, mais personne ne se sentira jamais coincé dedans.
Les gens feront plus de choses eux-mêmes. C’est dégradant de nettoyer les toilettes des autres toute la journée. Cela ne l’est pas de nettoyer ses propres toilettes ou même celles de quelqu’un qu’on aime. Je ne trouve pas dégradant de changer les couches de mon fils, ou de m’occuper d’un proche qui est malade. Ce genre de tâche fait partie de la richesse de la vie et pourtant, de manière ironique, dans cette société qui est la plus riche sur terre, nous payons d’autres personnes pour accomplir les tâches quotidiennes, qui passent ainsi d’enrichissantes à dégradantes. Je pense que les toilettes des bureaux de demain seront nettoyés par les personnes qui travaillent là. En même temps, il est agréable d’être pouponné de temps en temps, et il y a des personnes qui adorent s’occuper des autres.
Un monde plus harmonieux sera rempli d’auberges, de restaurants, de salons de beauté, de cliniques de massage et d’autres endroits dévolus au bien-être. Les auberges et les restaurants fonctionneront à plus petite échelle que les mega-hôtels d’aujourd’hui, et tous les slogans d’hospitalité personnalisée seront une réalité.
Certains diront que si tout le monde demandait soudain uniquement un travail épanouissant et refusait de compromettre sa dignité, la société telle que nous la connaissons s’écroulerait. De cette hypothèse part tout le régime d’oppression et de contrôle que nous connaissons, avec la culpabilité associée au fait de savoir que votre liberté et votre épanouissement s’appuient sur l’esclavage et la misère d’un autre.
Ce mode de pensée a au moins raison sur un point : la société telle que nous la connaissons s’écroulerait indéniablement. Mais cela ne signifie pas la décadence et un retour à la barbarie. En fait, je doute que la transition soit aussi difficile qu’on l’imagine si, par exemple, tous les éboueurs du monde partaient en vacances définitivement. Vos habitudes de consommation, vos habitudes de recyclage et tout le reste changeraient très rapidement, j’en suis certain, et nos modes de production suivraient.
Si tous les balayeurs arrêtaient de travailler en disant: “Je vaux mieux que ça” ; si tous les employés de fast-food s’arrêtaient en disant : « Je vaux mieux que ça » ; si tous les vendeurs décidaient que mentir étaient en dessous de leur dignité, si tous les soldats disaient : « Je ne tuerai plus » ; si tous les fabricants disaient : « Je ne produirai plus de manière polluante » ; si tout le monde refusait de continuer à faire ce qui les rend mal-à-l’aise, vous imaginez le monde que cela créerait ? N’ayons pas peur d’un monde dans lequel personne n’est soumis à être moins qu’un artiste.
Je crois que nous pouvons commencer à créer ce monde dès maintenant. Nous pouvons refuser nous-mêmes, à hauteur de notre courage, et nous pouvons nous encourager les uns les autres en sachant que « Votre destin est d’apporter quelque chose de magnifique au monde ». Pour aller plus loin, nous pouvons voir en chaque femme de ménage, chaque caissier, chaque concierge, chaque acquéreur de données, un esprit créateur divin qui est bien plus que ce rôle. Voyez la grandeur de chacun. N’impliquez jamais à travers vos paroles ou vos actes que quelqu’un est petit. Chaque fois que vous traitez une des petites mains de notre société avec humanité et respect, vous posez un petit acte révolutionnaire, car vous contredisez ce que le système a fait d’eux. Même si ils sont à 99% brisés par ce rôle, même si ils sont convaincus à 99% que leur vie ne vaut pas mieux, même si ils se soumettent volontairement à leur propre déchéance, il y a quelque chose au fond d’eux qui le refusera toujours. Aucun être humain ne peut être brisé complètement. Votre humanité et votre respect parleront à cette partie enfouie, à cette étincelle de dignité et de rébellion inextinguible propre à l’âme humaine.
-Charles Eisenstein