Une identité trop fragile

Plusieurs éléments se sont accumulés ces derniers jours. Le dernier fut le discours de la première ministre Néo-Zélandaise lors de la cérémonie pour les victimes de l’attentat du 15 Mars.

Jacinda Ardern commence son discours en maori. Elle honore les personnes présentes, le iwi qui a accueilli le triste événement, et les victimes. Ensuite seulement elle continue en anglais. Elle porte sur les épaules un korowai, le manteau de plumes traditionnel. Face à un premier rang de personnalités, en grande partie musulmanes, elle parle d’accueil et de compassion, du fait que les immigrants et leur histoire appartiennent à la nation. Pas de trace de repli sur soi, et pas de langue de bois. A la place, cette authenticité qui fait le charme des Kiwis, et une force debout.

Un peuple a les leaders qu’il mérite et ce qui permet ce positionnement et ce rayonnement à cette femme la dépasse. En effet je ne sens pas chez les Néo-Zélandais autant de crainte que chez nous de se faire envahir par des cultures étrangères, même si la prudence est là car eux aussi subissent les influences idéologiques, économiques et religieuses financées par les plus riches états du monde. Je ne les vois pas se perdre; leur ADN collectif me semble solide et plein de cœur. Pourquoi ?

J’ai eu la chance de vivre plusieurs mois dans ce pays unique. Unique par la grandeur de ses paysages, la pureté de ce qui émane de la terre, l’alliance (imparfaite, certes, mais existante) des deux cultures qui forgent son identité nationale, celle des descendants des colons et celle des Maoris. Cette terre a la particularité de me saisir tout le corps et le cœur dès que j’y mets les pieds. C’est comme si mes atomes, mes cellules m’envoyaient l’information : tu fais partie de ce paysage comme les arbres, les rochers les oiseaux, les insectes… Je ne crois pas être la seule à ressentir cette magie.

Cette alliance des peuples est une des sources de ce ressenti et de ce qui se dégage du discours de la première ministre. En effet, par cette alliance, tous les habitants de ce pays sont liés à la terre qui les héberge, par transmission du respect que le peuple autochtone qui peule ces îles porte au vivant et au monde invisible des ancêtres et des devas, à tout le tissu sensible et énergétique formé par la faune et la flore sur laquelle notre science commence à peine à se pencher.

Et chez nous, qu’en est-il ?
Quelques jours auparavant, une amie d’origine étrangère qui habite le sud de la France me fait part de son inquiétude face à la montée du FN dans la campagne alentour. En parallèle, un article sur les-crises.fr narre la manière dont les médias sont en train de reverdir l’image de Marine Le Pen, comme si ils étaient en train de lui paver la voie (et si ils le font, nous pouvons être certains qu’ils la porteront jusqu’au bout, au vu des mécanismes qui gouvernent les élections). La peur et l’inquiétude se sont glissées dans notre collectif.
Le contraste est tellement criant que j’ai mal à mes racines. Ces racines qui, en dépit du fait que je sois blanche et française de souche, ne plongent pas dans la terre où je suis née et ont soif. En fait je comprends ceux qui craignent « l’invasion », la remise en question de leur culture, comme si le sol menaçait de se dérober sous leur pas.

(dans la généralisation ci-dessous, je veux bien admettre que c’est de moi que je vais parler – au fond, peut-être est-ce toujours de soi que l’on parle. Néanmoins cela résonnera peut-être avec certains).

Mon identité française, quelle est-elle comparé à l’identité néo-zélandaise ? Ou à l’identité shuar par exemple, ces autochtones qui vivent encore en harmonie avec ce qu’il reste de leur territoire en Amazonie ?
C’est une identité de tête, inculquée à l’école par l’histoire, non pas d’un territoire et d’un peuple, mais d’un concept : la nation (l’histoire que l’on nous a enseignée se réduit peut-être même seulement à celle d’une ville, Paris, et de sa classe dirigeante). L’identité française est une identité intellectuelle construite de toute pièce pour forger une appartenance qui permet d’envoyer les jeunes gens se faire massacrer pour satisfaire l’appétit de quelques uns, bâtie sur un colonialisme qui, si il a disparu dans la loi, survit encore dans un complexe de supériorité qui refuse de céder. C’est une identité bâtie sur le mensonge de la révolution du peuple quand elle ne fut que celle des marchands. C’est une identité qui se gausse d’être la patrie des droits de l’homme, incapable de les muter en droits humains. C’est une identité déracinée, hors-sol. Voilà pourquoi la France n’a pas le cœur assez grand pour accueillir l’autre : elle n’a pas de racines vivantes. Elle se réfugie donc dans la haine, ou dans l’indignation déconnectée d’action puissante pour protéger la vie.

Cette prise de conscience de notre dé-solidarisation de notre terre vivante a commencé lors d’une visite au mouvement Nuit Debout. Tout de suite sur le place de la République, j’ai senti de la tête (des idéaux) et des émotions (une grande envie de justice et de changement), certes, mais où était la puissance ? Celle qui vient du hara, ce centre qui se trouve sous le nombril et duquel partent le Haka, la danse que les Maoris – et même les blancs néo-zélandais aujourd’hui – entament quand ils veulent exprimer un positionnement fort ou célébrer un événement. C’est du hara que part la force de dire Non, de protéger les frontières du sacré contre la machine industrielle et financière. Et le hara puise sa pulsation dans le lien à la terre et à ceux qui nous ont précédé.

Or en France nos racines ont été tranchées par le vécu sur ce territoire, par, entre autres, la domestication à la civilisation romaine et l’intransigeance de l’église pour tout ce qu’il lui était impossible de contrôler, par le massacre de nos femmes indépendantes et guérisseuses à la Renaissance et par notre intellect placé au pinacle lors de la révolution des lumières (artificielles). Privés de la nourriture sensuelle et gorgée de sens qui est celle des peuples qui font partie du vivant que nous avons nommé ‘nature’ pour pouvoir nous en distinguer, nous avons asservi la terre. Nous l’avons enfermée dans des cages dans nos villes si minérales. Nous l’avons bétonnée, saturée de pesticides, l’avons soumis à nos moindres désirs. Certes il y a beaucoup de ‘campagne’ en France, mais la nature sauvage est rare. Nos forêts réputées si vastes sont peuplées d’embryons de moins d’un siècle, et nous n’envisageons même pas qu’elles puissent se passer de notre contrôle. Nous avons remplacé le dialogue avec l’intelligence du vivant par la science érigée en religion, l’écoute du vent du matin par le bulletin météo. Nous avons, comme toutes les nations occidentales, fait du monde un ennemi. Pas étonnant qu’ils se meure.

Et pourtant il fut un temps où en Europe ce lien entre êtres humains et monde naturel était vibrant. Ce témoignage d’une métis amérindienne nous le rappelle, si nous en avons besoin : Reprendre possession de nos racines indigènes européennes (en anglais). Pour la plupart ne sommes-nous pas des orphelins de terre et d’ancêtres dont on peut se réclamer, de ceux qui ne se sont pas laissés berner par les mensonges de la civilisation ? Quel rempart cette identité déracinée peut-elle représenter face au chaos du monde, aux influences qui achètent nos campagnes, nos biens communs, l’influence sur nos esprits ? Et comment pourrions-nous accueillir l’autre « chez nous » quand nous savons même plus ce que signifie vraiment ce mot ?
J’invite ceux qui sentent une protestation se lever en eux à se demander si elle n’est pas de la fierté, là où nous avons besoin d’humilité.

Je ne sens rien de plus urgent aujourd’hui que de nous reconnecter au vivant que nous avons désacralisé, de réveiller les déités endormies de nos montages et de nos vallées, de retrouver notre place dans des paysages qui nous remettent à une échelle plus juste par rapport aux éléments et aux autres espèces intelligentes qui nous accompagnent et ont tout à nous apprendre. Surtout comment prospérer sans détruire.
Et avant de porter des pancartes pour « sauver la planète » sous les caméras de faux-puissants que nos cris amusent, cela commence sans doute par tomber amoureux d’un coin de cette planète, et de le préserver.

6 Comment

  1. Clément says: Répondre

    Bonjour,

    Votre texte m’a parlé, et il a fait surgir dans ma mémoire cette vidéo que j’aimais regarder et écouter il y a quelque année. Bon visionnage.

    https://youtu.be/UzcmIb2zzls

    Cordialement,

    Clément

    1. Marianne says: Répondre

      Merci pour ce texte. Une vidéo qui commence par une scène de Rêves de Kurosawa me séduit forcément, même si je suis plus modérée sur les moyens :). Au passage, j’ai regardé cette vidéo hier soir, justement sur les moyens (une interview du fondateur de Extinction Rebellion) https://www.facebook.com/charles.abecassis.7/videos/10220003199049801/

      1. Clément says: Répondre

        Intéressant, merci pour le partage.

    2. pierro78 says: Répondre

      Bonjour Clement,
      Votre video n est plus disponible, pourriez vous la remettre s il vous plait ??
      Merci !

      et Merci aussi à Marianne pour ce texte !!

  2. Merci pour avoir écrit ce beau texte, il exprime bien ce que je ressens, de l’humilité, après avoir grandi dans la ville j’ai eu la nécessité de vivre en nature. j’habite depuis 15 ans dans une petite vallée de la Drôme en moyenne montagne et peu à peu je sens mes racines qui se développent, je me sens appartenir à ce territoire. les seuls endroits où il y a encore du sauvage c ‘est souvent en montagne (pas celle du tourisme hivernal) mais là où l’humain a fait avec et non contre son environnement. Je me sens nature plus que culture !

    1. Marianne says: Répondre

      Merci de votre histoire qui m’inspire. Je connais plus l’Aveyron mais la Drôme est magique parait-il. J’ai une invitation à Dieulefit depuis un an que je n’ai toujours pas honorée mais vous me donnez envie de mettre la chose en place 🙂

Laisser un commentaire