Chagrin et changement climatique

Cette conférence et le premier élément que j’ai entendu au sujet de la traversée du chagrin comme processus nécessaire au déclenchement de notre réveil collectif face à la ruine de notre habitat. Elle a mis des mots sur mon désarroi devant une immense tristesse qui monte parfois de mes profondeurs, de celles qui me relient à la Terre et aux autres espèces, et qui me parle de quelque chose que nous sommes en train de perdre irrémédiablement sans le voir.
La traduction est délicate. D’une part ‘grief’ désigne le chagrin spécifiquement lié à la perte, et le verbe dérivé ‘grieving’ désigne le deuil comme processus — subtilités qui ne se trouvent pas dans le seul mot chagrin. D’autre part Stephen étend le mot dans la plupart de son œuvre en affirmant qu’il s’agit non d’une émotion mais d’une aptitude (‘skill’). J’ai finit par adopter le mot chagrin, et non deuil, dans le texte et j’espère que ce préambule vous permettra d’y inclure sa tonalité anglaise.

Transcription et traduction d’un extrait de la conférence de Stephen Jenkinson « Wisdom working for climate change» répondant à la question : Est-il trop tard pour éviter la catastrophe? (Simon Fraser University, Vancouver Canada)

« Pour commencer, depuis toujours nous n’avons pas assez de temps. Je ne parle pas de ces moments passagers où rien ne va et où l’on soupire en secouant la tête. Prenez juste la durée de vie d’un être humain. Déjà, ça nous donne une échelle de temps. Non mais ça aide, franchement. Pas la peine de porter les éons sur ses épaules alors que l’on porte déjà des fers*. Déjà, voir ça.

Nous n’avons jamais eu beaucoup de temps. Par conséquent la panique qui surgit de la croyance que, quelque part…
En fait c’est un peu le coté foireux du darwinisme, non? Si, selon la théorie darwinienne, toute l’histoire du monde aboutit inévitablement et de manière préférentielle à nous, c’est à dire l’incarnation la plus récente de ce que l’univers avait précisément en tête si tout se déroulait comme prévu, alors cette idée que nous n’avons pas le temps est un peu le darwinisme dont personne ne vous avait prévenu. Avec l’idée que, quelque part, tout repose sur nous, et que tout a « dévolué », avec bien sûr toute la culpabilité… Et ne vous y trompez pas: je dis cela en plaisantant, comme si il n’y avait pas de culpabilité mais, de la culpabilité, il y en a plein! Il y en a pour tout le monde. Sauf qu’aux dernières nouvelles, la culpabilité ne facilite absolument rien d’autre que la haine de soi.
Et je vais vous dire tout de suite— en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par… absolument personne — que le règne actuel de la haine de soi est simplement l’incarnation contemporaine du nombrilisme. Elle n’est pas un signe que vous avez compris quoi que ce soit. Le fait que vous vous détestez, vous-même, vos semblables et ce que vous avez fait à la planète – même si tout cela est vrai – n’est pas le signe que vous êtes ouverts à comprendre quelque chose. La haine de soi est une clause de désistement. En dessous, il y a une vague allégeance à des thèmes et à des mouvements écologiques ou autres. Cela donne des choses du genre: si seulement on pouvait limiter le nombre d’êtres humains, ça serait pas mal. Par quoi on commence? Voyons… mettons un peu le bazar dans l’approvisionnement en nourriture… Sauf que c’est déjà en train d’arriver et que ça ne fonctionne pas.
Le chagrin n’est pas la haine de soi. Le chagrin n’est pas la toxicité de la culpabilité. Le chagrin, c’est le discernement. Et le discernement met du temps à apparaître. Donc bien sûr que le temps est court, il a toujours été court: c’est la partition de vos jours, le fait que l’on ne vous en accorde pas beaucoup. Et cela induit en vous l’une des deux choses suivantes: ou bien un sentiment d’impuissance profond qui se fait passer pour de la sensibilité au temps, ou bien un sentiment d’urgence qui sous-tend toute votre existence. Je suis coupable du deuxième.

La question n’est pas : allons-nous échouer? La question est: comment ? La question est: quelle forme va prendre notre incapacité à prendre soin de ce qui nous avait été confié ? Voilà la question à laquelle nous faisons face aujourd’hui. Et je vais vous dire pourquoi je pense que c’est la question importante (et avant de vous sentir abattu par ce que je viens de vous dire, avant de me disqualifier, considérez ceci: vous avez fait tout ce chemin pour venir ici ce soir: écoutez le reste de la phrase).
De quoi me fais-je le porte-parole avec cette proposition étrange selon laquelle la véritable question est la manière dont nous allons échouer?

Les êtres humains ne sont pas au monde pour l’emporter. Il y a des antécédents assez nombreux qui soutiennent cette thèse. Allons plus loin: du point de vue de la nourriture, vous ne trouverez rien, que ce soit un organisme, un animal ou quoi que ce soit sur la planète dont la survie, la nourriture ou le reste dépende de notre présence ici. Aucun être vivant ne requiert l’être humain pour vivre. Et c’est réciproque bien sûr, n’est-ce pas? Faux, car la vérité fondamentale est que nous avons besoin de tous les organismes du monde pour survivre. Quelle ironie!
Plus votre religion ou votre mythologie personnelle met l’être humain au centre de la création, plus la dépendance de cet arrangement devient claire – une dépendance au sens quasiment toxique du terme. Donc quand je parle d’échec, ce que je veux dire c’est que, compte-tenu de la « noble » manière dont nous avons procédé dans notre partie du monde, nous savons, n’est-ce pas, nous savons, et cela ne se discute plus, que le moment où il fallait changer nos comportements est déjà passé. Indiscutablement, la connaissance de ce fait est accessible. Si j’ai tort: portez plainte contre moi. Et ce serait formidable d’avoir tort! Et j’adorerais avoir tort, mais je doute que cela se produise ainsi.

Le chagrin nous pousse à prendre conscience de l’époque où nous vivons. Le grand ennemi du chagrin, bien sûr, est l’espoir. « Espoir » est LE mot clef pour ceux qui sont prêts à reconnaître les choses telles qu’elles sont.
L’espoir fonctionne comme un emprunt. Fondamentalement l’espoir est orienté vers le futur. Vous espérez quelque chose qui n’est pas. Vous n’espérez pas quelque chose qui est. Il est toujours orienté vers le futur. Ce qui veut dire que l’espoir ne supporte pas le présent. Le présent n’est jamais assez bien.
La recette de l’échec dont j’ai parlé il y a une minute est la recette pour vivre une vie sans espoir. Notre temps nous demande de vivre libérés de l’espoir, pour transcender le faux choix présupposé entre le fait d’être plein d’espoir et celui d’être désespéré. C’est un faux choix entre les deux côtés de la même arnaque. Vous n’avez pas besoin d’espoir pour avancer. Vous avez besoin du chagrin pour avancer.
Imaginons. Les religions et les philosophies nous ont donné un language pour parler du réveil, des manières d’exprimer l’éveil ou l’illumination. L’exclamation de l’instant de l’illumination peut ressembler à « Aha! » ou « Bien sûr! » ou « Enfin! » ou « C’est ça! » ou « Amen ». Tous ces moments caractérisent un temps qui n’est pas le nôtre. Si vous vous éveillez à notre époque, vous vous éveillez avec un sanglot. Et c’est cela que je vous propose.
Cela pourrait être l’Aria de notre temps, le chant par lequel nous serons reconnus dans plusieurs générations, si cela a lieu – ce dont je suis sûr d’une manière ou une autre. Ils se peut que nos descendants découvrent leur vigilance, leur conscience de la vie, au son de l’écho de notre sanglot. Et si nous avons réussi à le faire correctement, cela ne sera pas une accusation envers eux ou nous. Ce sera le son avec lequel certains êtres humains auront eu la bonne volonté de reconnaître l’instant où cela a été si douloureux de savoir. Cela deviendra, dans le sens littéral du terme, une inspiration.
Voici le dernier cadeau que nous avons à offrir et qui ne soit pas complètement éclipsé par la haine de soi qui semble être la caractéristique du fait d’être humain aujourd’hui. »

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